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Martel (Tancrède, 1857 - 1928)

Julien et Marguerite de Ravalet (1582 – 1603).

 

XVIème siècle.

Histoire.

Amours enfantines.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le château des Ravalet. Gravure romantique ca. 1850.

Collection CPA LPM 1900.

 

                       Jamais les Françaises n'ont été plus séduisantes et passionnées. (...) On marie les filles très jeunes : à quatorze, treize, quelquefois douze ans, - indice des dangers qui les entourent de bonne heure, du feu qui coule dans leurs veines et des précocités d'une nature trop généreuse. (...)

 

(...)

                       Lorsque, pendant l'hiver, Julien devint sieur d'Arreville, Marguerite de Ravalet avait plus de douze ans ; et les mariages précoces étaient dans les moeurs du temps(4).

 

                      4. Voici, empruntés aux XVème, XVIème et XVIIème siècles, quelques mariages précoces, demeurés célèbres dans l'histoire de la société française. Mariée à dix ans, Ysabeau de France, fille de Charles VI ("Pleuroit fort ladicte Ysabeau", dit un chroniqueur du temps), mariées à onze ans, Elisabeth Rambouillet, Mlle de Reniez, Mlle de Sy, mariées à douze ans, Catherine de Soubise, Mlle du Lude, Mlle de Saint Géran (...) (Note de M. Tancrède).

                                                                                                                                                                                                            (pp. 112-113).

 

 

(...)

                      Julien II de Ravalet, né en 1582, était à dix ans déjà fou de sa soeur Marguerite, plus jeune que lui de quatre ans(2). Née au château de Tourlaville, comme son frère, en décembre 1586, elle avait été tenue sur les fonts baptismaux de l'église Notre-Dame par sa tante paternelle, Marguerite, dame de Breuville. Jamais peut-être on ne vit, sous le soleil de France, affection plus touchante, amitié enfantine plus complète, impérieuse et aussi partagée. Marguerite ajoutait à l'amour de son frère ces trésors de délicatesse, ces prévenances, qui sont l'apanage des grandes passions. Elle a sûrement plus aimé Julien que Julien ne l'aima, quoiqu'il l'ait aimée jusqu'au plus monstrueux des crimes... Jacques II, Gabrielle et Guillemette(3) n'existaient pas pour cet étonnant couple enfantin. Quant aux deux aînés, ils étaient à Coutances, au collège.

                      Julien et Marguerite ne partagèrent donc point les jeux de leurs frères et soeurs, ni de tous autres enfants, préférant leurs mutuels bavardages à ceux des garçonnets et fillettes de hobereaux en visite à Tourlaville. Jean de Ravalet et Madeleine de La Vigne(4) remarquèrent cet état d'âme  particulier ; ils ne s'en émurent point. On laissait dormir le frère et la soeur dans le même lit ; on respecta leurs promenades, une fois terminée la leçon de danse ou de luth, et en attendant que  la cloche rassemblât la famille autour de la table, dans la grand'salle du rez-de-chaussée, servant aussi de vestibule.

 

(...)

                     A certains dimanches, Jean et Madeleine se montraient à leurs vassaux et voisins, en grand costume, dans toute la splendeur de l'état féodal. Ils étaient alors précédés de deux anciens chevau-légers en fonctions d'écuyers du seigneur et de la seigneuresse, accompagnés de Julien, vêtu en damoiseau, de Marguerite, étonnante de beauté dans sa robe blanche et sous le chapel de fleurs voulu par son âge, et suivis des quinze serviteurs et servantes vivant au manoir. En sa qualité de patron civil de l'église, Jean III était reçu sous le porche par le curé et le vicaire, venus à sa rencontre. Mais de ces journées d'enfance, de ces cortèges de triomphe, de ces heures éclatantes de liesse et de bonheur, où le coeur s'ouvre aux plus précieux sentiments, où l'âme fait l'apprentissage de sa destinée, Julien et Marguerite avaient-ils gardé le souvenir, quand ils jouèrent le dénouement de leur drame, dans le lugubre décor de la Grève ? Dieu seul le sait !

                    Jamais le père et la mère ne songèrent à séparer ces deux inséparables. Le jour, la nuit, ils vivaient, respiraient ensemble ; et cette imprudence, cet aveuglement des parents persista jusqu'aux douze ans du garçon et aux huit ans de la fillette ! François de Rosset(5) a sévèrement jugé cet excès de complaisance, et il n'a pas tout à fait tort(6). La facilité avec laquelle on laissa grandir l'attrait que le frère et la soeur éprouvaient l'un pour l'autre fut une des causes de la catastrophe. Leur innocence répondait de tout aux yeux des parents. Leur tendresse fortifiait d'autant l'accoutumance, qui éloigne plutôt les êtres ordinaires de toute mauvaise pensée. Mais il était bien difficile au père et à la mère de deviner l'exceptionnelle mentalité de ces enfants...

                    Un soir, en l'été de 1594, des chevaux piaffèrent devant la porte du manoir. Deux jeunes hobereaux à moustaches naissantes descendirent de leurs courtauds, l'épée au côté, et jetèrent gracieusement les rênes aux valets accourus à leur appel. C'étaient Jean IV et Philippe qui revenaient de Coutances, leurs études, leur trivium à peu près terminés.

                    Julien avait douze ans. L'heure sonnait pour lui de remplacer ses frères sur les bancs du collège. Tout retard eût entravé le développement de son intelligence, la soif d'apprendre, de juger, de comparer, qu'il manifestait en ouvrant Ronsard, l'Amadis de Gaule ou le massif Plutarque d'Amyot. Julien passa la fin de l'été à Tourlaville, dans la douce amitié de sa soeur ; Marguerite, sachant qu'il devait bientôt la quitter, redoubla d'affection et de tendresse. Ils allèrent revoir les lieux aimés : l'avenue conduisant au château, la chesnaie, où les rois de la forêt tordent leurs troncs de façon grandiose et pittoresque, les bords du Trottebec, la petite rivière arrosant le fief, et dont les truites renommées paraissaient avec honneur sur la table seigneuriale. L'église de Tourlaville eut encore leur visite ; bien certainement, sous sa froide voûte, ils ont juré de ne se séparer que pour un temps, se promettant de vivre ensuite leur vie ensemble. Si leur âge et l'orgueil du sang empêchèrent l'audacieux serment de s'échapper de leurs lèvres, il était à coup sûr dans le coeur de ces souriantes victimes d'un poétique entraînement. Ni l'un ni l'autre ne pouvait alors en mesurer le danger et l'horreur. On les revit, errants, rêveurs, toujours pleins d'eux, les yeux dans les yeux, la main dans la main, sur les limites du domaine, vers l'endroit célèbre plus tard en l'histoire de nos industries nationales sous le nom de la Glacerie, lorsque Colbert y plaça des verriers afin de permettre aux Français de se passer des cristaux et des glaces de Venise.

 

(...)

                  L'absence avait agi sur le frère au détriment de sa passion, elle produisit l'effet contraire sur l'esprit plus ardent et tenace de sa soeur. (...)

 

(...)

                  Après un séjour à Hambye et au Rozel, chez messire abbé, qui dut lui faire entrevoir la splendeur et les beaux côtés de la vie des gens d'Eglise, il revint au château paternel en l'automne de 1598.

 

(...)

                  Etait-ce un dernier reste de pudeur qui se débattait, protestait en elle ? Ou bien, consciente de sa propre beauté, qui faisait de la fillette exaltée et fantasque la plus ravissante damoiselle de douze ans qu'on eût jamais vue s'aventurer dans le parc, sous les chênes et les hêtres, sûre de son pouvoir enfin, jugea-t-elle utile à sa passion d'imposer silence à l'enthousiasme ? Toujours est-il qu'elle cacha à tout le monde, même à celui en l'honneur de qui elle brûlait, la flamme révélatrice. Mais à la première entrevue avec le frère retrouvé, au premier contact de ses lèvres, quelle explosion d'amour trop longtemps refoulé, quelle prodigalité de confidences ! Une minute lui suffit pour reconquérir l'âme de Julien, le retourner comme un gant, l'arracher aux vains et futiles  souvenirs de Coutances.

 

                                                                                              Extrait de : Tancrède Martel, Julien et Marguerite de Ravalet (1582 - 1603).

                                                                                              Paris, Librairie Alphonse Lemerre, MDCCCCXX.

 

2. Voyez le procès devant le Parlement. Interrogatoire de Marguerite du 24 novembre 1603. (Note de M. Martel).

3. Les jeunes frère et soeurs de Julien et de Marguerite (Note de M. Lemonnier).

4. Le père et la mère de Julien et de Marguerite (Note de M. Lemonnier).

5. Rosset (François de, 1570 – 1619),*Histoires tragiques de nostre Temps.

             6. F. de Rosset "En ce temps d'innocence, tout leur étoit permis. Ils couchoient ordinairement ensemble, et par avanture ce fut trop long-temps. Les peres et meres devroient bien prendre garde à cecy), pour les rendre sages par cet exemple. Ce siecle, comme je l'ai déjà dit, n'est que trop corrompu. Les enfans qu'on vient d'aracher à la mammelle scavent plus de malice que les enfans de douze ans n'avoient jadis de simplicité. Je croy fermement que le mal procede de cette trop longue accointance..." (Histoires tragiques, 1619) (cité par M. Martel).

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