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Theuriet (Claude-Adhémar-André, 1833 - 1907)

Souvenirs des vertes Saisons.

 

Claude-Adhémar-André Theuriet (1833 – 1907), poète, romancier et auteur dramatique français.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

XIXème siècle.

Mémoires et souvenirs.                                                        André Theuriet

Amours enfantines.

Intolérance du monde adulte à l'égard de la sexualité des enfants.

 

 

 

 

Années de printemps.

(...)

II. - Vie intérieure - Premières amours et premiers vers.

(...)

          Don Quichotte ! Ce livre marque pour moi la date d'une éclosion de sensations toutes nouvelles. Un ami de mon père me fit, au jour de l'an, cadeau de l'oeuvre de Michel Cervantès. C'était la traduction de Florian en six petits volumes à couverture rose, ornés d'estampes amusantes (...) Dès que j'avais une heure de liberté, je grimpais au grenier et m'installais dans l'embrasure de la fenêtre, d'où l'on apercevait à l'horizon les vignes de la ville haute et les terrasses du couvent des Dominicaines. Don Quichotte me passionnait. (L'incomparable Dulcinée m'apparaissait aussi belle et imposante qu'elle était sortie du cerveau fêlé du pauvre hidalgo.

 

(...)

          Une fois en possession d'un royaume et d'un palais, il ne me restait plus qu'à trouver une Dulcinée à laquelle je consacrerais mon amour et toutes les actions d'éclat que je ne manquerais pas de faire par la suite. Ce ne fut pas long. Mon choix s'arrêta sur la petite fille d'un de nos voisins, une brunette au fin profil, au teint mat et aux yeux noirs, dont l'origine méridionale et la mignonne beauté m'avaient frappé. Son père était, je crois, inspecteur des droits réunis. Je ne l'avais pas vue en tout trois fois, et je ne lui avais jamais parlé, mais peu m'importait ; cela cadrait mieux avec mon chimérique Kurdistan, et je n'en devins pas moins passionnément amoureux de cette fillette de neuf ans. Elle se nommait Josèfe Bonnal ; je l'appelai Josefa, pour plus de couleur locale, et, sur-le-champ, mon amour m'ayant pris en verve, je résolus de lui adresser une déclaration en vers. Au bout de deux jours, j'accouchai d'une épître étrangement rimée, mais toute chaude d'admiration, et dont je fus fort satisfait. De cette première composition poétique, je n'ai retenu que les quatre derniers vers :

 

O Josefa, je t'aime

Et t'aimerai toujours,

Jusqu'à ce que la Parque blême

Tranche le fil de mes jours.

 

          Cette "Parque blême" sentait furieusement mes lectures mythologiques et les ressouvenirs classiques dont était peuplé le logis de ma grand'tante ; mais je n'en étais pas moins fier de ma strophe finale, et je me la répétais du matin au soir, à satiété, comme le loriot qui n'a que trois notes et qui les redit sans se lasser. Ce n'était pas tout d'avoir composé une déclaration en vers : il fallait que celle à qui elle était destinée pût la lire.

Un soir que j'étais seul dans le bureau de mon père, où l'on me croyait occupé à conjuguer un verbe, je chipai une jolie feuille de papier rose, et j'y transcrivis de mon mieux ma poésie que je signai bravement. Il ne s'agissait plus que de faire parvenir à son adresse ma lettre pliée et cachetée tant bien que mal. Là gisait la difficulté. Pendant deux jours, mon billet précieusement serré dans ma poche, je rôdai devant la porte de ma Dulcinée, espérant toujours que Josèfe passerait dans le corridor et que je pourrais déposer mes vers à ses pieds. J'attendis en vain, elle ne parut pas et, de guerre lasse, je me décidai à jeter la lettre sur les dalles du vestibule, en me fiant pour le reste au dieu des amoureux.

          Le dieu ne daigna pas me protéger ; ce fut la mère de Josèfe qui trouva mon épître et qui la lut. Elle s'amusa fort de cette déclaration en vers adressée par un gamin de dix ans à une fillette qui en comptait neuf à peine, et se hâta de la lire à ses amis. Le lendemain, à une soirée de la préfecture, mon pauvre billet rose passa de main en main et contribua pour beaucoup à l'ébaudissement des invités du préfet. Je sus tous ces détails par un camarade de mon école, dont le père avait assisté à la soirée préfectorale. Ce rigide fonctionnaire était revenu scandalisé de la perverse précocité du "fils du receveur" et avait défendu à son rejeton de me fréquenter.

          Je n'avais pas prévu ce dénouement et je commençais à être fort inquiet des suites probables de mon amoureuse aventure. Mes parents n'avaient pas été chez le préfet, mais ma lettre courait la ville, et il était certain qu'un jour ou l'autre elle serait communiquée à ma mère. Chaque après-midi, en sortant de l'école, je frissonnais à l'idée de rentrer et de trouver ma famille instruite de mon méfait. Enfin, un soir, à la brune, comme je m'en revenais avec mon cartable sur le dos, en passant devant la fenêtre du rez-de-chaussée, je jette un craintif coup d'oeil sur l'intérieur de la salle, j'aperçois mon père, ma grand'mère et ma mère groupés devant la cheminée, et j'ai le pressentiment que le fatal quart d'heure est arrivé. Je pousse la porte et je reste tout pantelant sur le seuil... Ma mère tenait mon papier rose dans sa main.

          -- Hé bien ! monsieur, dit ma grand'mère, nous en apprenons de belles !

          Mon père, lui, se borna à s'écrier : - Si seulement tu n'avais pas fait de fautes d'orthographe ! - Mais ma mère prit la chose au tragique et me sermonna d'importance. - Le plus clair résultat de mon équipée fut qu'on décida que je n'étais pas assez surveillé à l'école primaire et que j'entrerais au collège. Quant à Josèfe, on la mit au couvent des Dominicaines, puis son père eut un changement de résidence, et je ne la revis plus.

          Néanmoins ma passionnette persista un an ou deux à l'état de pure idéalité. Je l'avais transplantée en plein Kurdistan, où Josèfe jouait le rôle d'une princesse persécutée. - Plus de quarante ans se sont passés depuis lors, et dans ma mémoire je vois encore, comme à travers un fin brouillard bleu, la brunette au teint mat, aux yeux noirs et aux cheveux nattés, qui m'inspira mes premiers vers et mon premier amour, et qui n'en sut jamais rien.

 

                                                                                                 Extrait de : André Theuriet, Souvenirs des vertes Saisons.

                                                                                                 Paris, Société d'Editions Littéraires et Artistiques,

                                                                                                 Librairie Paul Ollendorff, 1904.

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